La liberté chrétienne
Transcription[1] d’un exposé donné par le professeur Henri Blocher dans le cadre du cours sur la doctrine du salut à l’IBN en décembre 2023 et introduit par la lecture d’1 Corinthiens 10.23-30 (« Tout est permis, mais tout n’est pas utile ; tout est permis, mais tout n’est pas constructif… »[2].
Avant de tenter de traiter le sujet de la liberté chrétienne, il convient de bien le délimiter. Car nous ne pourrons pas aborder le sujet de la liberté dans toute son ampleur. Ainsi je n’essaierai pas de définir ce qu’est la liberté en général ni d’examiner son rapport avec la souveraineté divine. A contrario, je vais toucher à des questions que d’autres logeraient ailleurs que sous ce thème dans l’usage le plus courant de la formule, et ce pour deux raisons liées entre elles :
- d’une part, parce qu’il s’agit chaque fois de libertés spécifiques dont jouit le chrétien. Alors, même si ce n’est pas ce que l’on appelle assez couramment « liberté chrétienne », il est quand même bon d’en parler ici ;
- d’autre part, parce qu’il me semble que l’on peut discerner un lien avec le sujet plus étroitement compris, et que je vais plutôt traiter dans la troisième section de mon exposé.
Parlons donc d’abord de la liberté à l’égard du régime de la loi, ensuite de la liberté à l’égard de l’emprise du péché, puis en troisième lieu de la liberté à l’égard des prescriptions mosaïques externes. Enfin, j’évoquerai la liberté en ce qui concerne les œuvres surérogatoires. Ce dernier point n’est pas abordé normalement, lorsque l’on traite le sujet, mais j’ose l’ajouter.
La liberté à l’égard de la loi
La liberté spécifique du chrétien est la liberté à l’égard du régime de la loi. Nous ne sommes plus sous la loi, mais sous la grâce, d’après Romains 6.14-15 et bien d’autres passages. En Galates 3.23, Paul écrit que nous étions prisonniers de la loi : le fait de ne plus être sous la loi correspond donc bien à une libération, d’où une liberté. Le comment de cette libération nous est exposé tout spécialement en Galates 3 et en Romains 3, à la fin du chapitre. Nous sommes libérés de la condamnation et de la malédiction de la loi que nous encourions à cause de notre transgression de cette loi.
Nous sommes gratuitement justifiés, c’est-à-dire acquittés au tribunal de Dieu. Nous sommes libérés du régime que l’on pourrait appeler le régime logique de la justification, et qui correspond à la responsabilité : répondre de ses actes et être justifié – déclaré juste – si l’on a bien obéi (si l’on a eu un comportement effectivement juste), condamné si cela n’a pas été le cas. Or, nous sommes libérés de ce régime sous lequel il n’y a pour nous que condamnation. Ce n’est plus par le moyen de l’obéissance à la loi, mais sur une autre base, que nous parvenons à l’agrément par Dieu et que nous accédons à sa présence ; ce qui équivaut à notre acquittement à son tribunal.
Pour bien saisir ce qui appartient à cette liberté, il faut ajouter une précision qui n’est pas aussi consensuelle que la précédente parmi les chrétiens évangéliques, et plus largement parmi les héritiers de la Réforme. Contre l’antinomisme (opposition à la loi, de nomos,), j’affirme, comme thèse biblique, que l’obligation demeure d’obéir au commandement de Dieu : la loi, comme guide de la conduite impliquant l’obligation morale, persiste. Les antinomiens disent le contraire. Dans les années 1530 est née une controverse antinomienne : certains disciples de Luther, égarés par ses formules trop fracassantes, hyperboliques, dénonçaient carrément la loi comme diabolique. Ils se sont alors laissé aller à l’antinomisme, en particulier Agricola. Luther a réagi très fort sur ce point, sans céder à l’antinomisme que ses formules avaient semblé encourager. Mais la tentation antinomienne a subsisté à travers les siècles : il y a pratiquement toujours eu une frange du christianisme évangélique assez vulnérable à cette position.
Pour bien fonder cette thèse, il me faut dire un mot sur la formule « Tout est permis » lue au début de cet exposé. Isolée, elle paraît tout à fait antinomienne : il semble que la position d’Agricola soit conforme à la position biblique. Il faut apporter une double réponse sur ce point précis.
Premièrement, chaque formule biblique doit être prise dans le contexte global de l’Écriture entière. Or il est très clair dans de nombreux passages que, pour Paul, les commandements de Dieu continuent d’avoir force obligatoire pour la conduite des chrétiens. Par exemple, la citation par Paul du cinquième commandement afin de demander aux enfants d’obéir aux parents (Ep 6.1-3) montre que Paul n’a aucun doute à ce sujet : il cite les commandements comme tels, sans hésitation. Comment alors expliquer ce « Tout est permis » ?
En ce qui concerne le contexte immédiat de la formule « Tout est permis », je dois beaucoup au théologien Jean-Jacques von Allmen, malgré ses tendances catholicisantes. Professeur à la faculté de théologie de Neuchâtel, il a très bien analysé la manière dont Paul s’y prend dans la première épître aux Corinthiens. En particulier, dans son cahier sur 1 Corinthiens 7, il montre que Paul procède de la manière suivante, selon une technique pédagogique : « oui… mais »[3]. Paul reprend des formules et tendances qu’il juge néfastes, mises en avant à Corinthe ; sans doute des choses que lui-même a dites, mais qui sont mal interprétées. Puis il écrit : « oui… mais ». «Tout est permis… mais ». Il ne va pas d’emblée jusqu’à la confrontation brutale, à l’affrontement. Il reprend la formule, d’autant qu’il l’a sans doute employée, en expliquant comment il faut la prendre et en redressant les perspectives. Ainsi, ne nous laissons pas, nous aussi, égarer par une telle formule isolée de son contexte.
Une seconde considération me semble devoir jouer contre l’antinomisme. D’après mes observations, la position antinomienne est très souvent associée à une idée de la conduite de l’Esprit apparentée à une sorte d’instinct. L’Esprit nous conduirait comme par une force qui nous porterait à accomplir la volonté de Dieu, sans réflexion particulière, juste par pulsion. Ce n’est pas ainsi que l’Esprit nous conduit : c’est sur le plan de l’intelligence et de la volonté, non de l’instinct. Cet idéal, qui en un sens est un idéal paresseux (une conduite de l’Esprit où l’on se laisse entraîner comme par l’instinct d’accomplir la volonté divine), n’est pas la conception biblique de l’Esprit. Il n’y a pas dans le Nouveau Testament de privilège accordé à la spontanéité. Or nous trouvons, me semble-t-il, parmi les chrétiens, assez facilement et surtout depuis le romantisme, l’idée que ce qui est spontané est plus vrai. Ce n’est pas forcément le cas : ce qui est réfléchi et qui demande un travail sur soi peut correspondre à la vérité de la personne beaucoup mieux que son premier mouvement, qui n’est pas toujours le bon. En scrutant les textes, nous ne voyons nulle part que la spontanéité serait présentée comme une valeur. Cette conception s’associe à l’idée que l’Esprit nous pousserait simplement comme cela, par impulsion. Si ce n’est pas le cas, cela laisse une place à la considération des commandements et aux efforts. L’injonction « Efforcez-vous » apparaît assez souvent dans le Nouveau Testament : elle nous encourage à efforcer notre intelligence à la considération des commandements et à une certaine discipline pour y obéir, et cela parce que les commandements ont toujours force de direction sur notre vie. Voilà ce que je répondrais à la tendance antinomienne, ce qui nous permet de mesurer quelle est la liberté qui nous est accordée à l’égard de la loi.
La liberté à l’égard du péché
Une deuxième grande liberté fondamentale est la liberté à l’égard de l’emprise du péché. C’est le grand sujet de Romains 6 et chapitres suivants. Les chapitres 3 et 4 de Romains, essentiellement, nous présentent la liberté à l’égard de la condamnation par la loi ; le chapitre 5 est un chapitre de transition, de pivot. A partir du chapitre 6, il me semble que la démonstration de l’apôtre Paul est la suivante : même pour la lutte concrète contre le péché dans notre vie, ce n’est pas le régime de la loi qui nous permet d’être victorieux, mais le régime de la grâce qui permet à l’Esprit d’agir en nous. Pas d’une manière qui élimine tout péché dans cette vie (pas de perfectionnisme), mais dans la mesure où le péché ne règne plus : il n’a plus l’emprise qu’il avait avant que nous soyons en Christ. Voilà son message, qui correspond à une liberté.
Il y a toutefois conscience de paradoxes dans cette situation sous la plume de l’apôtre Paul (ou de son secrétaire, puisqu’il dicte généralement ses lettres). Cette libération par rapport au péché est une obéissance, un esclavage de Christ. Il précise à la fin du chapitre 6 : « Je parle de manière humaine » (Rm 6.19). « De manière humaine » signifie que cela paraît un esclavage, mais qu’il s’agit de la vraie liberté. L’apôtre montre très clairement ici que le langage a quelque chose de paradoxal : reconnaître Jésus comme son Seigneur, se dire « esclave » (ce qu’il fait dans l’intitulé de beaucoup de ses lettres, le mot doulos signifiant à la fois serviteur et esclave), c’est la vraie liberté. C’est le premier paradoxe.
Le deuxième paradoxe me semble être développé au début du chapitre 8. Le chapitre 7, comme je le comprends (tous ne le comprennent pas de cette façon), montre que la loi seule ne peut pas nous délivrer de l’emprise du péché, qu’elle ne peut que nous mener au désespoir. Oui, la loi a toute son efficacité comme loi : elle nous convainc que c’est le bien qu’il faudrait faire. Mais en fait, il y a une autre loi qui est dans notre chair, dans nos membres dit Paul : celle-ci fait que nous ne faisons pas le bien que nous voudrions, bien que nous soyons saisis en conscience par la loi, car nous faisons le mal que nous ne voudrions pas. D’où le désespoir : « Misérable que je suis ! Qui me délivrera ? » (Rm 7.4). Au chapitre 8, dans les premiers versets, il montre le paradoxe : c’est quand nous ne sommes plus sous la loi que nous pouvons réellement accomplir la juste exigence de la loi. Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché (Rm 8.3) ; par Lui, nous obtenons une justice gratuite qui nous permet d’échapper au régime de la loi. Nous pouvons désormais, nous qui ne sommes plus sous la loi (ce qui est équivalent à être dans la chair, dans le régime de la chair), mais qui sommes maintenant dans l’Esprit, accomplir la juste exigence de la loi : en effet, grâce à la justification, nous recevons l’Esprit. Nous obéissons vraiment à la loi, alors que nous ne sommes plus sous la loi, et que ceux qui sont sous la loi n’y arrivent pas : d’où le paradoxe. Je crois que Paul est très sensible à ce paradoxe, qu’il fait ressortir dans ces versets.
Comme nous l’avons déjà dit en introduction de cette deuxième section, nous n’atteignons pas la perfection au cours de ce pèlerinage terrestre, et c’est un mystère vraiment opaque. C’est notre faute, nous sommes sans excuses, parce que nous avons l’Esprit. Et en même temps, nous devons savoir que si nous nous prétendons sans péché, nous nous abusons nous-mêmes : c’est aussi très clair dans le passage d’1 Jean 1.8. J’ajouterais un aspect plus pastoral, qui n’est pas dans le texte du Nouveau Testament : je pense que Dieu se sert de certaines chutes qui sont sans excuses, mais qu’Il permet dans notre vie, pour nous préserver de péchés encore plus graves. Certaines chutes qu’Il permet nous humilient, et nous permettent d’échapper à un orgueil spirituel qui est encore bien plus horrible. Je pense que Dieu, dans sa pédagogie, use parfois de cette façon de faire ; mais je ne prétends pas la rationaliser, ce que nous ne pouvons nous permettre.
La liberté quant aux dispositions extérieures de la loi de Moïse
La troisième liberté, à l’égard des prescriptions mosaïques externes, est attestée clairement dans le Nouveau Testament, surtout chez Paul mais aussi dans l’épître aux Hébreux. Le récit des Actes peut s’avérer un peu trompeur, si l’on ne se rend pas compte qu’il se déroule dans une période de transition entre les deux dispensations ou économies : l’ancien et le nouveau régime. C’est pourquoi le livre des Actes peut donner l’impression qu’il contient des pratiques exclues par les épîtres de l’apôtre Paul.
Un certain nombre de dispositions de l’Ancien Testament étaient des ombres annonciatrices de la réalité, le corps qui est maintenant venu en Christ pour nous, dit Paul. Cette image de l’ombre et du corps apparaît en Colossiens 2.16ss et en Hébreux 10.1. L’ancienne dispensation possédait des ombres de réalités qui sont maintenant advenues. Je pense que nous pouvons imaginer la scène de la manière suivante : nous sommes placés dans une rue, à proximité d’un croisement. Une personne s’approche du carrefour par une autre voie : elle nous est dissimulée par le bâtiment de l’angle, mais son ombre la précède. L’ombre est déjà marquée au-delà du carrefour, alors que la personne elle-même n’est pas visible. Les réalités de l’Ancien Testament dont il est question sont ces ombres qui, tout naturellement, se dissipent quand la personne apparaît avec tout ce qu’elle apporte : cette personne est le Christ.
La loi de Moïse construit un certain nombre d’« ombres » annonciatrices, aujourd’hui dissipées, caduques. Je pense que c’est cette réalité qui est en cause dans l’expression un peu contournée, pas très claire en elle-même, en tout cas pour moi, d’Éphésiens 2:15 : « ayant anéanti par sa chair la loi des ordonnances dans ses prescriptions »[4]. Pourquoi cette expression contournée ? Je crois que Paul veut ici exprimer la réalité que j’essaie de décrire en parlant de prescriptions mosaïques externes. Ce n’est pas toute la loi, la loi dans ses grands principes et ses dispositions fondamentales, qui est ici en cause, mais un ensemble d’ordonnances particulières et de prescriptions. La traduction littérale du grec parle de « la loi des commandements én dogmasin », c’est-à-dire « en dogmes ». Mais le mot dogme n’a pas le sens qu’il a pris par la suite dans l’histoire chrétienne, c’est-à-dire une disposition édictée par l’autorité ecclésiale. Dans l’expression d’Éphésiens 2.15, il semble que la nuance apportée à « ordonnances » par « én dogmasin » corresponde aux ordonnances dites « charnelles » dans l’épître aux Hébreux (par exemple en Hébreux 9.10 ou 7.16). Ainsi, Éphésiens 2:15 me semble indiquer que c’est par le déchirement de la chair de Christ que cette loi des ordonnances et des prescriptions est abolie. En quelque sorte, Jésus-Christ a pris ces dispositions de type charnel – au sens d’externe – dans Sa propre chair, et par Sa crucifixion Il a aboli cette loi des ordonnances et prescriptions externes. C’est peut-être aussi le sens de l’expression « voile de sa chair » dans l’épître aux Hébreux qui parle du libre accès que nous avons à travers le voile, qui est sa chair (Hé 10.20). Il y a en Éphésiens 2.15 une association privilégiée entre le mot « chair », qui a plusieurs sens dans le Nouveau Testament, et peut avoir une connotation la rapportant au domaine externe, et tout le dehors de l’existence humaine. Il semble donc qu’il puisse y avoir un lien particulier expliquant cette mention de la chair du Christ qui, déchirée par la croix, abolit la loi des dispositions externes. Voilà la lecture que je vous propose, au moins comme une lecture envisageable de ces versets en Éphésiens 2 et dans l’épître aux Hébreux.
Dans l’Église primitive, les points les plus sensibles ont été la circoncision et les règles alimentaires, ce que l’on appelle dans le judaïsme, aujourd’hui encore, la kashrout (les règles alimentaires de la loi mosaïque). C’est sur ces deux points que l’on s’est beaucoup battu au sein de l’Église apostolique. Pour la circoncision, c’est tout spécialement Paul qui a été le grand lutteur. Pour les obligations alimentaires, il est également intervenu (le sujet est d’ailleurs proche dans le passage de 1 Corinthiens qui figure en introduction de cet exposé), mais il y a aussi eu la vision accordée à Pierre en Actes 10. « Ce que Dieu a déclaré pur, ne le regarde pas comme souillé. »[5] (Ac 10.15) : c’est l’abolition des dispositions de l’Ancien Testament sur les nourritures pures et impures. Ces deux grandes questions qui étaient débattues le sont très peu, me semble-t-il, dans notre christianisme évangélique. Elles ont repris de l’actualité avec certains courants du judaïsme messianique (le judaïsme des Juifs croyant en Jésus, appelé par son nom hébreu Yeshoua) : certains courants sont en effet judaïsants et un peu inquiétants, d’autres ne le sont pas. Mais dans notre tradition, je pense que, mise à part la question du boudin (relativement aux questions mentionnées en Actes 15, cf. Actes 15.20, 29), il n’y a guère de débat.
En revanche, pour les chrétiens évangéliques, la question du sabbat a suscité des débats avec, sinon une opposition, en tout cas un écart assez net à l’origine entre les réformés de Grande-Bretagne et ceux du continent. La tradition puritaine anglo-saxonne a fait du sabbat une règle qui continue de s’appliquer aux chrétiens. Au temps de mes études à Londres – je crois que c’est moins fort aujourd’hui – j’ai entendu des affirmations très fortes en ce sens. La Tyndale House de Cambridge avait par exemple une interdiction quant aux jeux le dimanche. D’une manière qui est très faible au plan de l’argumentation, cette loi du sabbat est affirmée comme toujours valide car antérieure à Moïse. Elle est considérée comme transférée du septième au premier jour de la semaine : c’est le dimanche qui a été traité comme sabbat.
Le christianisme réformé européen, en dehors de la Grande-Bretagne, a eu une attitude beaucoup plus lucide à mes yeux : précisément, le sabbat y fait partie de ces ombres qui sont maintenant dissipées, comme cela est dit spécifiquement en Colossiens 2:16-17. Il fait partie de ces choses périmées maintenant pour le chrétien. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas bon d’avoir un traitement spécial du dimanche dans sa semaine, mais ce n’est pas la loi du sabbat. Cela demeure un sujet de controverse avec les adventistes du septième jour, qui refusent le transfert au premier jour. Sur ce point, ils sont les héritiers des baptistes du septième jour, issus du puritanisme du XVIIe siècle : ils maintiennent l’obligation du sabbat.
Les formulations que nous trouvons dans quelques passages du Nouveau Testament nous montrent que ce qui est vrai pour le sabbat, la circoncision et les règles alimentaires peut être étendu à tout ce qui a un rapport avec la dimension typologique de l’Ancien Testament. Toute l’économie de l’Ancien Testament est faite de types, ce que 1 Corinthiens 10 dit expressément : cette institution de types des réalités de la nouvelle alliance devient, tout à fait normalement, caduque lorsque la nouvelle alliance entre pleinement en vigueur.
La reconnaissance de cette dimension typologique de la loi nous conduit à un autre sujet théologique un peu sensible, car elle concerne aussi la théocratie d’Israël, le statut national de peuple de Dieu. Si nous voyons Israël, en tant que nation avec un gouvernement, une armée, etc., comme un type de l’Israël de la nouvelle alliance, l’Israël spirituel qu’est l’Église dans un sens transposé, cela a des conséquences pour la doctrine politique qui va être reçue parmi les chrétiens évangéliques. Sur ce point, il existe une divergence plus ou moins accusée entre le christianisme évangélique de type pédobaptiste et le christianisme évangélique de type baptiste (non pas au sens de l’étiquette dénominationnelle, mais de la tendance correspondante). La divergence, que je dirais minimale, concerne précisément le baptême des petits enfants et leur appartenance à l’Église visible. Avec les réformés évangéliques qui nous sont les plus proches (je parle en tant que baptiste), la différence essentielle est que les pédobaptistes estiment que, comme dans l’Ancien Testament, les petits enfants des croyants sont membres de l’Église visible, qu’ils soient élus ou non, régénérés ou non. C’est sur cette base que le baptême leur est conféré. La position de type baptiste refuse le baptême des enfants, considérant qu’il faut passer à l’introduction par la naissance selon la chair, dans l’Ancien Testament, à l’introduction par la nouvelle naissance dans le peuple de Dieu, l’Israël de Dieu. Cet écart que l’on peut discerner n’empêche pas une grande collaboration entre ces deux tendances du christianisme évangélique.
L’écart devient bien plus large avec le mouvement dit théonomiste, qui a compté des représentants de grande valeur, dont le théologien Greg Bahnsen (mort prématurément, il est l’auteur du volume définissant la position théonomiste[6]) et le pasteur Pierre Courthial. J’ai collaboré avec ce dernier de manière heureuse pendant bien des années à la rédaction de la revue Ichthus ; dans ses dernières années, je l’ai regretté, il a été entraîné dans la même direction, avec toutefois des distinctions et plus de modération. Le mouvement théonomiste a suscité une vive réaction parmi d’autres réformés pédobaptistes : les professeurs de la faculté de Westminster à Philadelphie, par exemple, se sont opposés à cette tendance. Celle-ci affirme qu’il faudrait rétablir un régime tout à fait voisin de celui d’Israël comme régime politique dans nos pays, et que cela se fera en tout cas dans le millénium, qui est envisagé comme un millénium post-millénariste. Avec toutefois la nuance qu’il ne faudrait peut-être pas exactement appliquer les mêmes peines pour l’adultère ou d’autres situations similaires. Mais foncièrement, dans la logique théonomiste, la loi de l’Ancien Testament, en tant que loi de Dieu, devrait s’appliquer et s’appliquera un jour. Je crois que ce mouvement ignore la transposition de l’économie des types charnels de l’Ancien Testament aux réalités spirituelles, qu’ils étaient là pour annoncer. Ainsi, nous pouvons constater que ces débats ont des incidences que nous n’apercevons peut-être pas d’emblée.
Cette liberté à l’égard des prescriptions externes peut être étendue davantage, au-delà de ce qui se rapporte à l’économie des types dans l’Ancien Testament. La logique de Romains 14.17 et d’Hébreux 9.10 autorise à mon avis à aller plus loin, car il ne s’agit pas seulement du caractère typologique, mais de la nature même des prescriptions. Ce n’est pas un aliment qui nous rapproche de Dieu, comme le dit Paul dans la première épître aux Corinthiens (1 Co 8.8) ; le royaume de Dieu n’est pas affaire de manger et de boire (Rm 14.17). Ainsi, ces dispositions ne pouvaient être que provisoires par rapport au royaume de Dieu qui maintenant advient. Hébreux 9.10 dit à peu près la même chose à propos d’ablutions concernant la chair, et autres prescriptions : ces choses étaient là jusqu’à un temps de réforme. C’est donc la nature même de ces prescriptions, comme étant du domaine de la chair, au sens de la dimension externe de l’existence humaine, qui est en cause.
Je crois pouvoir en tirer que la liberté chrétienne à l’égard de ces prescriptions joue pour toutes dispositions externes, y compris politiques, qui seraient imposées comme loi de Dieu. Historiquement, face à une application d’importance majeure, précisément, de telles lois ont été imposées au nom de Dieu dans le domaine externe (l’alimentation, la politique, etc.). Cela a été la politique de l’Église catholique romaine pendant des siècles. La Réformation a justement remis en cause cette prétention du magistère romain, d’imposer des règles dans ces domaines comme loi de Dieu. Cela peut être nécessaire pour des raisons utilitaires, à certains moments, mais pas comme loi de Dieu, avec l’autorité divine, ce que le pape a prétendu faire. Le chrétien peut rejeter cette prétention : la liberté chrétienne lui appartient à cet égard. Après avoir souligné que nous étions fondés à rejeter l’autorité du pape en ces matières, je suis obligé de dire qu’il y a dans nos Églises évangéliques un certain nombre de petits papes : cela arrive chez nous aussi.
J’en resterai là à propos de cette forme de liberté, qui à mon avis est la forme fondamentale de ce que l’on appelle la liberté chrétienne.
La liberté en ce qui concerne les œuvres surérogatoires
J’ose ajouter une dernière liberté en utilisant une expression qui sonne très mal aux oreilles protestantes : la liberté d’œuvres surérogatoires, c’est-à-dire en plus de ce qui est exigé. Les Réformateurs ont violemment combattu cette idée qui est très présente dans la morale catholique. Bien sûr, je suis entièrement dans leur ligne pour affirmer que, s’il y a des œuvres surérogatoires, elles sont sans aucun mérite (au sens qu’elles nous donneraient un titre de quelque sorte que ce soit devant Dieu, pour exiger ou mériter quoi que ce soit au sens fort). Toutefois, en 1 Corinthiens 9.15-18, Paul, parlant de la rémunération des serviteurs de Dieu, écrit :
Quant à moi, je n’ai usé d’aucun de ces droits, et je n’ai pas écrit cela pour qu’ils me soient attribués : j’aimerais mieux mourir… ! Personne ne réduira à néant mon motif de fierté. En effet, annoncer la bonne nouvelle n’est pas pour moi un motif de fierté, car la nécessité m’en est imposée ; quel malheur pour moi, en effet, si je n’annonçais pas la bonne nouvelle ! Si je le faisais de mon propre gré, j’aurais un salaire ; mais si je le fais malgré moi, c’est une intendance qui m’est confiée. Quel est donc mon salaire ? C’est d’offrir gratuitement la bonne nouvelle que j’annonce, sans user réellement du droit que cette bonne nouvelle me donne.
Paul affirme ici sa liberté d’ajouter à ce qui lui est imposé (« nécessité m’en est imposée ») le renoncement à un salaire. Paradoxalement, il emploie le mot salaire pour la joie qu’il a à subvenir à ses propres besoins, sans recourir aux subsides des Églises, alors même qu’il vient de souligner qu’il en a le droit. L’apôtre a bien l’air de dire qu’il est libre de faire une œuvre, à savoir de renoncer à son droit de recevoir un salaire pour son service chrétien, et de travailler de ses mains pour subvenir à ses besoins, au-delà de ce qui est requis par la loi de Dieu, le commandement, la vocation qu’il a reçue, tout ce qui est impératif. Autrement dit, que c’est surérogatoire. Comment traiter ce point ?
Une logique rigoureuse déterminerait, selon la tendance des Réformateurs, que dans toute situation il y a une façon meilleure d’honorer Dieu, de Lui montrer notre amour. Or le commandement d’aimer Dieu de tout son cœur est le commandement qui surclasse tous les autres. Il y a donc forcément une façon meilleure de montrer notre amour à Dieu, dans toute situation, et elle est par conséquent obligatoire : il n’y a rien de surérogatoire. Il m’est commandé d’aimer Dieu de tout mon cœur, au maximum, de toute ma force : une analyse rigoureuse, dans toute situation, me montrerait que c’est cela qu’il faut que je fasse, et pas autre chose. Ainsi, rien n’est surérogatoire. Alors comment comprendre les propos de Paul ?
Voici le commentaire que je propose : nous ne sommes justement pas capables d’une analyse rigoureuse jusqu’au bout. Dieu, qui sait de quoi nous sommes faits, ne nous impose pas une analyse poussée jusqu’à ce détail. Il n’ajoute pas d’autres fardeaux par rapport à ce qui ressort des commandements clairement révélés, car Il sait que nous ne sommes pas faits pour aller jusqu’à ce détail d’analyse, de précision dans le discernement. Il appartient à sa pédagogie de nous laisser un espace de liberté dans ce sens. La forme concrète de notre obéissance est balisée par les grands commandements, qui sont clairs : il nous laisse l’exprimer, en quelque sorte librement. Une sorte de souplesse de jeu nous est accordée, qui à mon avis est une disposition de sa bonté envers nous, de sa sagesse aimante pleinement ajustée à ce que nous sommes de par Lui et en Lui. C’est ainsi que je vous propose de comprendre cette liberté d’œuvre surérogatoire, que j’ajoute à ce que l’on appelle généralement la liberté chrétienne.
Conclusion
C’est la Bible, dans l’histoire de l’humanité, qui a promu la liberté ; les Grecs en général ne s’étaient attachés qu’à la liberté des citoyens, les stoïciens allant un peu plus loin avec la maîtrise de soi, mais pour se conformer à la nature, au destin. L’idolâtrie de la liberté caractéristique de notre modernité est produit d’une sécularisation de la valeur biblique, c’est-à-dire de son déracinement hors de son terreau originel, la relation avec Dieu.
Il est frappant que toutes les facettes de la “liberté chrétienne” laissent voir, contre cette sécularisation, qu’elle est un don : don d’une justice gratuitement conférée, qui donne libre accès à Dieu ; don d’une puissance spirituelle qui permet de combattre efficacement le péché, qui libère de son emprise; don d’un dépassement des conditions et contraintes de la dimension charnelle, qui rend libre à l’égard d’ordonnances relevant de l’externe ; don d’une marge pour l’expression du rapport filial à Dieu, comme il convient aux libres enfants que nous sommes. La liberté est le don de la grâce !
____________ Henri Blocher
[1] Nous remercions Gaëlle Richardeau d’avoir transcrit la conférence et Isabelle Delaby de l’avoir mise en forme. Nous avons conservé, pour l’essentiel, le style oral de l’intervention.
[2]Sauf mention contraire, les citations bibliques sont issues de la Nouvelle Bible Segond, 2002.
[3]Jean-Jacques VON ALLMEN, Maris et femmes d’après saint Paul, t. 29 de Cahiers théologiques, Neuchâtel, éd. Delachaux et Niestlé, 1951, p. 11.
[4]Traduction Louis Segond 1910.
[5]Traduction Louis Segond 1910.
[6]Cf. Greg L. Bahnsen, Theonomy in Christian Ethics, Third Edition, 2002, Covenant Media Press, 2021, 656 p.