Le 1 Février 2023
SUR « DIEU ET SA PAROLE »
Deux traits caractéristiques du « florilège » me semblent intéressants à commenter. Il y a l’association des deux thèmes annoncés dès le titre : l’ouvrage contient d’abord un paquet d’études ressortissant à la doctrine de Dieu, en particulier de la Trinité ; la deuxième moitié en offre un autre sur l’Écriture, Parole de Dieu. Les deux vont bien ensemble, et je vais dire pourquoi. D’autre part, le lecteur habitué à mes livres de vulgarisation peut être surpris par le genre académique d’à peu près tous les textes proposés. Ils sont, la plupart, issus d’exposés présentés lors de colloques théologiques, et recourent à une certaine « technicité ».
J’y dépense beaucoup d’énergie à dialoguer, discuter, avec des théologiens qui n’adhèrent pas tous à la « saine doctrine ».
Le lecteur pourrait s’impatienter. Quelques explications et considérations seront, j’espère, utiles.
Doctrine et parole de Dieu
Le lien entre la doctrine de Dieu et celle de sa Parole s’impose avec évidence : par la Parole qu’il nous a donnée, qu’on peut aussi appeler sa « révélation », nous accédons à la connaissance de Dieu. Parce qu’il nous a parlé de lui-même, nous parlons de lui – y compris intérieurement, c’est-à-dire pensons. Calvin faisait ressortir cette corrélation : il répétait volontiers que Dieu est le seul « témoin idoine de soi »2, avec cette exhortation : « ne mettons point en notre cerveau de chercher Dieu, sinon en sa Parole, de penser de lui sinon étant guidés par elle, et n’en rien dire qui n’en soit tiré et puisé »3. Ou encore : « nous désapprenons de bien parler quand nous ne parlons point selon Dieu »4. C’est la logique de Paul en 1 Corinthiens 2.10-13 : de même que les secrets personnels ne sont connaissables que par la déclaration de la personne, les secrets de Dieu ne nous sont accessibles que par son Esprit – l’Esprit qui en enseigne les mots mêmes aux apôtres (v.13) ; grâce à cette médiation, nous avons la pensée/ intelligence (noûs) du Christ (v.16).
Il faut cependant affiner
À partir de la conviction commune des confessions chrétiennes selon laquelle l’Écriture est Parole de Dieu, les Réformateurs ont appliqué, comme la règle à suivre en théologie, « science de Dieu », le principe dit « formel » [quasi mot d’ordre, voire slogan] sola Scriptura, « par l’Écriture seule »5. Le corollaire semble être que la voie biblique est la seule qui conduise à la connaissance de Dieu. La position catholique romaine, indépendamment du rôle de la tradition (c’est un autre débat), diverge ici expressément. Saint Thomas d’Aquin enseigne que la raison, sans l’aide de la révélation, peut accéder à une première série de vérités sur Dieu, à l’exclusion des « mystères » : son existence, son unicité, ses attributs6 ; Thomas concède, il est vrai que peu y parviennent – il faut du temps et se mêlent beaucoup d’erreurs7. Le Premier Concile du Vatican en a fait une vérité de foi (!), avec lourde insistance : « Si quelqu’un dit que le Dieu unique et véritable, notre créateur et Seigneur, ne peut pas être connu avec certitude, à partir des choses créées, par la lumière naturelle de la raison humaine : Qu’il soit anathème ! »8. Cette possibilité est dite de la « théologie naturelle ».
Les catholiques s’accrochent au rocher inébranlable de Romains 1.18ss, qui affirme en effet une connaissance de Dieu, de sa puissance éternelle et de sa divinité, à partir de la création, perçue par l’intelligence (v.20 : noouména, « intelligées »), une connaissance présente dans l’humanité. Leur intention est celle de l’apôtre : montrer les négateurs inexcusables – à l’impossible nul n’est tenu. S’il était impossible aux humains de connaître Dieu, raisonnent les thomistes et autres catholiques, leur culpabilité à cet égard se dissoudrait aussitôt. Dans la ligne de la Réforme, on trouve les moyens de rétorquer : la connaissance dont parle Paul est « retenue » , comme prisonnière (verbe katéchein, v.18), dans l’injustice ; elle dégénère immédiatement en folie (v.22) ; elle n’est plus présente que sous la forme de vaines pensées et d’un coeur enténébré (v.21). Romains 1.18ss n’ouvre pas la perspective d’une théologie naturelle selon la vérité, mais dénonce une théologie naturellement idolâtrique. Les catholiques montrent ici aussi qu’ils sous-estiment le péché et ses effets. Ils ne tiennent pas assez compte de l’obscurcissement de l’intelligence (Ep 4.18), de l’incapacité de l’homme naturel ou de la « chair » (psuchikos, qui n’a pas reçu le Saint-Esprit, 1 Co 2.14 ; sarx, Rm 8.7) quant aux choses de Dieu, de la nécessité de la « crainte de YHWH » pour avoir une raison saine (Ps 111.10 ; Pr, passim). À partir de ce dernier accent, une tradition qui se réclame de saint Augustin et se précise chez Abraham Kuyper et ses disciples souligne qu’il est illusoire et pernicieux d’attribuer à la raison autonomie et neutralité religieuse.
L’intelligence ne peut fonctionner dans le vide : elle procède d’une orientation préalable, reçoit le cadre et les critères dont elle a besoin, un schéma d’organisation du réel qui est l’embryon d’une vision du monde. C’est peut-être ce qu’a en vue Éphésiens 4.23 sous l’expression d’« esprit de l’intelligence ». En tout cas, c’est la disposition du coeur, source première dans la vie humaine (Pr 4.23), et la pensée. Sans changement de cette disposition, changement qu’évoque aussi la métaphore du coeur de pierre changé en coeur de chair (Ez 36.26), la vérité de Dieu subit forcément une grave déformation. Seule la Parole qui nous est parvenue comme Écriture Sainte nous fait connaître Dieu en vérité.
Deux considérations valent pour prévenir les malentendus
En premier lieu, l’incapacité de l’homme naturel est celle du péché, seulement du péché. Ce n’est pas la perte d’une faculté au sens d’organe, mais un blocage dans l’usage des facultés, logé dans le vouloir. L’être humain pourrait s’il voulait, mais il ne peut pas parce qu’il ne veut pas : auto-prisonnier de son orgueil (Rm 1.22), de son goût pour le mensonge, de sa paresse… Et c’est pourquoi son incapacité n’abolit pas sa responsabilité. L’incapacité n’est pas « métaphysique » , affectant l’être/essence de l’humain, mais « éthique », relative à son comportement, ce qui inclut la relation à Dieu (ainsi Cornelius Van Til). Pour employer un langage plus imagé : l’homme naturel est sourd à la voix de Dieu, ce n’est pas qu’on lui ait coupé les oreilles – simplement, il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. L’homme naturel est aveugle, ce n’est pas la perte de la faculté de voir – « Si vous étiez aveugles, dit Jésus, vous n’auriez pas de péché » (Jn 9.41) – c’est la prétention de voir par soi-même qui l’aveugle. Comme le péché lui-même, l’incapacité qu’il comporte se laisse cerner mais garde une opacité mystérieuse pour l’intelligence : elle est étrangère à la bonne création de Dieu, pour laquelle notre intelligence a été faite, elle est « autre » que les plus et moins (de capacité) qui appartiennent à l’harmonie du commencement.
Même quand on pratique une telle récupération, le reste de connaissance de Dieu discerné est attribuable à la Parole de Dieu. Non pas à la Parole de Dieu biblique, mais à la Parole de Dieu que relaie la création (Ps 19.2-5). L’attestation de Dieu par ses oeuvres équivaut à un langage. S’il faut résister à l’idée de théologie naturelle (véridique), l’orthodoxie.
En deuxième lieu, ne pas négliger la grâce commune. La grâce commune est celle dont Dieu fait bénéficier tous les humains, même rebelles et réprouvés (Mt 5.45 ; Ac 14.17) : elle « freine » le péché sans régénérer. Cette grâce permet aux pécheurs de faire des oeuvres relativement bonnes, d’atteindre cette « justice civile » dont parlaient les Réformateurs. Elle limite la déformation pécheresse de la vérité de Dieu telle que la détient/retient l’homme naturel. En celui-ci, la situation est donc fort complexe : « ce qu’on peut connaître de Dieu », attesté par ses oeuvres, correspond au « sens de la divinité » implanté en tout être humain selon Calvin ; puis se mêle intimement le refus de rendre gloire à ce Dieu tel qu’il est, et le rabattage du « sens » sur la créature (idolâtrie, plus ou moins subtile) ; en outre, l’opération de la grâce commune limite les effets de ce refus pécheur. Il en résulte que le pécheur peut, parfois, adopter des vues qui ne sont pas reconnaît une révélation naturelle, ou « générale », les notions de révélation et de Parole se recouvrant pour l’essentiel. Comme la révélation spéciale, Parole de Dieu scripturaire (prophético-apostolique) use du langage humain et que celui-ci se constitue dans l’humanité par le commerce avec la création, il apparaît que la révélation spéciale présuppose la révélation naturelle/générale. La capacité du langage à servir à la communication de Dieu n’est pas indépendante du caractère originel de la création : révélation ou Parole de Dieu.
Un pas de plus
Si toutes les choses venues à l’existence sont des moyens par lesquels Dieu nous parle, c’est qu’elles ont été elles-mêmes formées par la Parole. Le message du Prologue de Jean le proclame. Pour les stoïciens, la cohésion et la consistance du cosmos étaient assurées par le Logos, Raison divine : le vrai Logos, conjoignant les sens de Raison et de Parole, est celui qui est venu en chair. Jésus est la Parole dans un sens suréminent (sans affaiblir l’usage du titre pour les actes de langage recueillis dans l’Écriture). Calvin a su le dire : « [B]ien que toutes les révélations issues de Dieu soient à bon droit intitulées sa Parole, encore faut-il toutefois mettre en degré souverain cette Parole essentielle, qui est la source de toutes les révélations »9. La Parole essentielle (Logos) à la fois se distingue de Dieu et elle est Dieu. L’association Dieu/sa Parole se découvre ainsi intérieure à la doctrine de Dieu même : impliquée par le mystère de la Trinité (Jean 1.1 et 1.18), dont s’occupent plusieurs des essais du recueil Dieu et sa Parole.
Que Dieu ait en lui-même sa Parole, qu’il se différencie sans porter atteinte à son unité absolue de Dieu unique, suscite une méditation infinie. Il s’oppose ainsi aux idoles muettes selon l’apôtre (1 Co 12.2). Une spiritualité qui promeut la responsabilité en est induite : il est flagrant que les cultes païens culminent dans deux écrasements jumeaux de la parole : le silence, jugé supérieur, dans lequel on s’abîme ; le bruit, déchaînement de décibels, qui livre aux forces obscures. Avec la Parole en Dieu, une fondation est pourvue pour les relations créées qui en offrent des analogies : fondation « ontologique » (dans l’Être-même) de l’intelligibilité, de la dicibilité, des êtres. En théologie trinitaire, le rapport de Dieu et de son Logos accompagne et, je crois, interprète le rapport entre le Père et le Fils. Il avertit de ne pas projeter en Dieu, naïvement, l’image d’une famille humaine : le Père et le Fils sont comme un homme et sa parole intérieure. La Trinité implique un dynamisme de la divinité qui permet à Dieu de s’exprimer parfaitement en lui-même, produisant son alter ego qui a tout en commun avec lui – sauf la distinction de l’exprimant et de l’exprimé, engendrant et engendré ; ce dynamisme peut être dit présence à soi.
L’association Dieu/sa Parole nous avertit aussi, quant à l’Écriture, contre la tendance à privilégier le texte jusqu’à l’éclipse de la parole. La tendance atteint son paroxysme moderne-post avec la lutte de Jacques Derrida contre la prééminence du Logos, contre le lien du signe à une réalité : les signes ne renvoient qu’à d’autres signes, indéfiniment – pour le sens, suicide par évaporation. Sans aller jusqu’à cet extrême, nous pouvons glisser dans cette direction : il est frappant de voir combien le texte est, au contraire, pour Jésus la Parole du Père, le véhicule de sa présence.
Où il est question de technicité…
Le texte applique un code pour transcrire les phonèmes en signes graphiques et sert ainsi la Parole. On peut dire un peu la même chose de la « technicité » qui entre dans les travaux académiques, y compris certains qu’on pourra lire dans Dieu et sa Parole. Il y a des lecteurs qui s’en impatientent, et pour qui la technicité est un écran. La technicité peut être un écran, et même par tactique délibérée – pour masquer l’absence d’arguments probants. Mais, elle qui coûte à l’auteur beaucoup de temps et d’énergie (j’en rends témoignage), est nécessaire au service de la thèse, de la défense et illustration de la vérité (qu’on espère opérer en écrivant).
Il y a le vocabulaire, les allusions, les raccourcis dans les enchaînements. Il en va ainsi de tout champ de spécialisation. Les spécialistes ont leur « jargon », qu’ils soient maçons, médecins ou maraîchers. Comme C. S. Lewis l’a relevé, le gain se résume : brièveté. S’il faut tout expliquer, on n’en sort pas ! Le volume doit être multiplié par dix, cent.